La femme rompue
Fé ministe convaincue, auteur de l'inoubliable «Deuxiè me Sexe», Simone de Beauvoir n'a cessé de militer pour que les femmes aient une vie indé pendante, personnelle, exercent un mé tier au lieu de se vouer entiè rement aux tâ ches conjugales et familiales. Autrement, gare à la catastrophe si, l'â ge venant, le mari a tendance à chercher une compagne plus jeune, ou si les enfants quittent la maison. C'est la pitoyable aventure dont va ê tre victime l'hé roï ne de «La Femme rompue». Epouse depuis vingt-deux ans d'un mé decin avec qui elle forme un couple trè s uni, mè re de deux filles dont l'une est marié e et l'autre en Amé rique, elle souffre de voir son mari consacrer de plus en plus de temps à ses travaux de recherche et s'é loigner d'elle peu à peu. Une nuit où il est rentré à une heure trè s tardive, elle le presse de questions.
J'ai demandé doucement:
«Dis-moi pourquoi tu rentres si tard?» Il n'a rien ré pondu.
«Vous avez bu? Joué au poker? Vous ê tes sortis? Tu as oublié l'heure?»
Il continuait à se taire, avec une espè ce d'insistance, en faisant tourner son verre entre ses doigts. J'ai jeté au hasard des mots absurdes pour le faire sortir de ses gonds et lui arracher une explication:
«Qu'est-ce qui se passe? Il y a une femme dans ta vie?» Sans me quitter des yeux, il a dit:
«Oui, Monique, il y a une femme dans ma vie». (Tout é tait bleu au- dessus de notre tê te et sous nos pieds; on apercevait à travers le dé troit la cô te africaine. Il me serrait contre lui. «Si tu me trompais, je me tuerais.
— Si tu me trompais, je n'aurais pas besoin de me tuer. Je mourrais de chagrin». Il y a quinze ans. Dé jà? Qu'est-ce que quinze ans? Deux et deux font quatre. Je t'aime, je n'aime que toi. La vé rité est indestructible, le temps n'y change rien.)
«Qui est-ce?
— Noë llie Gué rard.
— Noë llie! Pourquoi?»
Il a haussé les é paules. É videmment. Je connaissais la ré ponse: jolie, brillante, aguicheuse. Le type de l'aventure sans consé quence et qui flatte une homme. Avait-il besoin d'ê tre flatté?
Il m'a souri:
«Je suis content que tu m'aies interrogé. Je dé testais te mentir.
— Depuis quand me mens-tu?» Il a à peine hé sité:
«Je t'ai menti à Mougins. Et depuis mon retour». Ç a faisait cinq
semaines. Pensait-il à elle à Mougins?
«Tu as couché avec elle quand tu es resté seul à Paris?
— Oui.
— Tu la vois souvent?
— Oh! non! Tu sais bien que je travaille...»
J'ai demandé des pré cisions. Deux soiré es et un aprè s-midi depuis son retour, je trouve que c'est souvent.
«Pourquoi ne m'as-tu pas pré venue tout de suite?» Il m'a regardé e timidement et il m'a dit, avec du regret dans la voix: «Tu disais que tu mourrais de chagrin...
— On dit ç a.
J'ai eu envie de pleurer soudain: je n'en mourrais pas, c'é tait ç a le plus triste. A travers des vapeurs bleues nous regardions l'Afrique, au loin, et les mots que nous prononcions n'é taient que des mots. Je me suis rejeté e en arriè re. Le coup m'avait assommé e. La stupeur me vidait la tê te. Il me fallait un dé lai pour comprendre ce qui m'arrivait. «Dormons», ai-je dit.
La colè re m'a ré veillé e de bonne heure. Comme il avait l'air innocent, les cheveux embroussaillé s au-dessus du front rajeuni par le sommeil! (Au mois d'aoû t, pendant mon absence, elle s'est ré veillé e à cô té de lui: je n'arrive pas à y croire! Pourquoi ai-je accompagné Colette à la montagne? Elle n'y tenait mê me pas tellement, c'est moi qui ai insisté. Pendant cinq semaines, il m'a menti! Ce soir nous avons fait un sé rieux pas en avant). Et il revenait de chez Noë llie. J'ai eu envie de le secouer, de l'insulter, de crier. Je me suis dominé e. J'ai laissé un mot sur mon oreiller: «A ce soir», certaine que mon absence l'atteindrait plus qu'aucun reproche; à l'absence, on ne peut rien ré pondre. J'ai marché au hasard dans les rues, obsé dé e par ces mots: «Il m'a menti». Des images me traversaient: le regard, le sourire de Maurice posé s sur Noë llie. Je les chassais. Il ne la regarde pas comme il me regarde. Je ne voulais pas souffrir, je ne souffrais pas, mais la rancune me suffoquait: «II m'a menti!» Je disais: «Je mourrais de chagrin»; oui, mais il me le faisait dire. Il avait mis plus d'ardeur que moi à conclure notre pacte: pas de compromis, pas de licence. Nous roulions sur la petite route de Saint-Bertrand-de-Comminges et il me pressait: «Je te suffirai toujours?» Il s'est emporté parce que je ne ré pondais pas avec assez de feu (mais quelle ré conciliation dans la chambre de la vieille auberge avec
l'odeur des chè vrefeuilles qui entrait par la fenê tre! IL y a vingt ans: c'é tait hier). Il m'a suffi, je n'ai vé cu que pour lui. Et lui, pour un caprice, il a trahi nos serments! Je me disais: «J'exigerai qu'il rompe, tout de suite...» J'ai é té chez Colette; toute la journé e, je me suis occupé e d'elle, mais inté rieu- rement je bouillonnais. Je suis revenue à la maison, é puisé e. «Je vais exiger qu'il rompe». Mais que signifie le mot «exigence» aprè s toute une vie d'amour et d'entente? Je n'ai jamais rien demandé pour moi que je ne veuille aussi pour lui.
Il m'a prise dans ses bras d'un air un peu é garé. Il avait té lé phoné plusieurs fois chez Colette et personne n'avait ré pondu (pour qu'elle ne soit pas dé rangé e j'avais bloqué la sonnerie). Il é tait fou d'inquié tude.
«Tu n'imaginais tout de mê me pas que j'allais me descendre?
— J'ai tout imaginé».
Son anxié té m'a é té au cœ ur et je l'ai é couté sans hostilité. Bien sû r, il a eu tort de rne mentir, mais il faut que je comprenne; la premiè re hé sitation fait boule de neige: on n'ose plus avouer, parce qu'il faut avouer aussi qu'on a menti. L'obstacle est encore plus infranchissable pour des gens qui comme nous mettent si haut la sincé rité. (Je le reconnais: avec quel acharnement j'aurais menti pour dissimuler un mensonge.) Je n'ai jamais fait sa part au mensonge. Les premiers mensonges de Lucienne et de Colette i m'ont scié bras et jambes. J'ai eu du mal à admettre que tous les enfants mentent à leur mè re. Pas à moi! Je ne suis pas une mè re à qui on ment; pas une femme à qui on ment. Orgueil imbé cile. Toutes les femmes se pensent diffé rentes; toutes pensent que certaines choses ne peuvent pas leur arriver, et elles se trompent toutes.
Simone de Beauvoir, La femme rompue
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