Mort de Gavroche
Nombreux sont les mouvements ré volutionnaires qui ont secoué Paris, dans la premiè re moitié du XIX" siè cle. Chaque fois et c'est là un fait remarquable des barricades s'é levè rent dans les rues de la capitale.
L'é meute de 1832, que dé crit VICTOR HUGO dans Les Misé rables, peut ê tre considé ré e comme une des plus repré sentatives. Et Gavroche, le Sourire de Paris, cré é, ou plutô t animé par le gé nie du poè te, demeure un type de la litté rature franç aise.
Il rampait à plat ventre, galopait à quatre pattes, prenait son panier1 aux dents, se tordait, glissait, ondulait, serpentait d'un mort à l'autre, et vidait la giberne ou la cartouchiè re comme un singe ouvre une noix.
De la barricade, dont il é tait encore assez prè s, on n'osait lui crier de revenir de peur d'appeler l'attention sur lui.
Sur un cadavre, qui é tait un caporal, il trouva une poire à poudre.
«Pour la soif»2, dit-il, en la mettant dans sa poche. A force d'aller en avant, il parvint au point où le brouillard de la fusillade devenait transparent.
Si bien que les tirailleurs de la ligne3 rangé s et à l'affû t derriè re leur levé e de pavé s, et les tirailleurs de la banlieue massé s à l'angle de la rue, se montrè rent soudainement quelque chose qui remuait dans la fumé e.
Au moment où Gavroche dé barrassait de ses cartouches un sergent gisant prè s d'une borne, une balle frappa le cadavre. «Fichtre! fit Gavroche, voilà qu'on me tue mes morts.» Une deuxiè me balle fit é tinceler le pavé à cô té de lui. Une troisiè me renversa son panier. Gavroche regarda et vit que cela venait de la banlieue.
Il se dressa tout droit, debout, les cheveux au vent, les mains sur les hanches, l'œ il fixé sur les gardes nationaux qui tiraient, et il chanta:,
On est laid à Nanterre5 . '
C'est la faute à Voltaire, Et bê te à Palaiseau5 C'est la faute à Rousseau6.
Puis il ramassa son panier, y remit, sans en perdre une seule, les cartouches qui en é taient tombé es, et avanç ant vers la fusillade, alla dé pouiller une autre giberne. Là une quatriè me balle le manqua encore. Gavroche chanta:
Je ne suis pas notaire,
C'est la faute à Voltaire,
Je suis petit oiseau,
C'est la faute à Rousseau.
Une cinquiè me balle ne ré ussit qu'à tirer de lui un troisiè me couplet:
Joie est mon caractè re, C'est la faute à Voltaire, Misè re est mon trousseau, C'est la faute à Rousseau.
Cela continua ainsi quelque temps.
Le spectacle é tait é pouvantable et charmant. Gavroche, fusillé, taquinait la fusillade. Il avait l'air de s'amuser beaucoup. C'é tait le moineau bé quetant les chasseurs. Il ré pondait à chaque dé charge par un couplet. On le visait sans cesse, on le manquait toujours. Les gardes nationaux et les soldats riaient en l'ajustant. Il se couchait, puis se redressait, s'effaç ait dans un coin de porte, puis bondissait, disparaissait, reparaissait, se sauvait. revenait, ripostait à la mitraille par des pieds de nez, et cependant pillait les cartouches, vidait les gibernes, et remplissait son panier. Les insurgé s, haletants d'anxié té, le suivaient des yeux. La barricade tremblait, lui. chantait. Ce n'é tait pas un enfant, ce n'é tait pas un homme; c'é tait un é trange gamin-fé e. On eû t dit le nain invulné rable de la mê lé e. Les balles couraient aprè s lui, il é tait plus leste qu'elles. Il jouait on ne sait quel effrayant jeu de cache-cache avec la mort; chaque fois que la face camarde7 du spectre s'approchait, le gamin lui donnait une pichenette8.
Une balle pourtant, mieux ajusté e ou plus traî tre9 que les autres, finit par atteindre l'enfant feu follet. On vit Gavroche chanceler, puis il s'affaissa. Toute la barricade poussa un cri; mais il y avait de l'Anté e dans ce pygmé e"; pour le gamin, toucher le pavé, c'est comme pour le gé ant toucher la terre; Gavroche n'é tait tombé que pour se redresser; il resta assis sur son sé ant, un long filet de sang rayait son visage, il é leva ses deux bras en l'air, regarda du cô té d'où é tait venu le coup, et se mit à chanter:
Je suis tombé par terre, C'est la faute à Voltaire, Le nez dans le ruisseau, C'est la faute à...
Il n'acheva point. Une seconde balle du mê me tireur l'arrê ta court. Cette fois il s'abattit la face contre le pavé, et ne remua plus. Cette petite grande â me venait de s'envoler*.
VICTOR HUGO. Les Misé rables (1862).
Примечания:
1. Корзинка, в которую Гаврош собирал патроны с убитых солдат, чтобы отнести их повстанцам на баррикаде. 2. Намек на французскую пословицу: garder une foire pour la soif, т.е. про запас, на черный день. 3. Линейной (тяжелой) пехоты. 4. То есть со стороны солдат, подошедших из предместья. 5. Городки в предместьях Парижа.
6. Великие философы XVIII в. Вольтер и Руссо были яростными противниками
7. Безносое лицо. Имеется в виду череп, олицетворяющий смерть или Безносую.
8. Щелчок. 9. Aujourd'hui, on dirait plutô t traî tresse. 10. В греческой мифологии титан Антей, сын Земли, прикасаясь к земле, обретал силы. 11. Пигмеи — низкорослые племена.
Вопросы:
* Montrez que l'é troite et naturelle association du plaisant et du pathé tique est un des . é lé ments caracté ristiques de ce ré cit.
TARTARIN DE TARASCON1
ALPHONSE DAUDET, Provenç al d'adoption, n'a 'peut-ê tre pas beaucoup flatté ses compatriotes en cré ant l'immortel Tartarin de Tarascon. Mais il l'a fait avec cette gentillesse, cette absence de mé chanceté propre aux gens du Midi, qui savent comprendre la plaisanterie et distinguer le mensonge de la savoureuse «galé jade».
Tartarin de Tarascon a é té pressenti pour aller tenir un comptoir commercial à Shanghai. Aprè s avoir hé sité, le brave mé ridional est resté dans sa ville natale.
En fin de compte, Tartarin ne partit pas, mais toutefois cette histoire lui fit beaucoup d'honneur. Avoir failli aller à Shanghaï ou y ê tre allé, pour Tarascon, c'é tait tout comme. A force de parler du voyage de Tartarin, on finit par croire qu'il en revenait, et le soir, au cercle, tous ces messieurs lui demandaient des renseignements sur la vie à Shanghaï, sur les mœ urs, le climat, l'opium, le Haut Commerce.
Tartarin, trè s bien renseigné, donnait de bonne grâ ce les dé tails qu'on voulait, et, à la longue, le brave homme n'é tait pas bien sû r lui-mê me de n'ê tre pas allé à Shanghaï, si bien qu'en racontant pour la centiè me fois la descente des Tartares, il en arrivait à dire trè s naturellement: «Alors, je fais armer mes commis, je hisse le pavillon consulaire, et pan! pan! par les fenê tres, sur les Tartares.» En entendant cela, tout le cercle fré missait...
«Mais alors votre Tartarin n'é tait qu'un affreux menteur. — Non! mille fois non! Tartarin n'é tait pas un menteur... — Pourtant, il devait bien savoir qu'il n'é tait pas allé à Shanghaï! —Eh! sans doute, il le savait. Seulement...»
Seulement, é coutez bien ceci. Il est temps de s'entendre une fois pour toutes sur cette ré putation de menteurs que les gens du Nord ont faite aux Mé ridionaux. Il n'y a pas de menteurs dans le Midi, pas plus à Marseille qu'à Nî mes, qu'à Toulouse, qu'à Tarascon. L'homme du Midi ne ment pas, il se trompe. Il ne dit pas toujours la vé rité, mais il croit la dire... Son mensonge à lui, ce n'est pas du mensonge, c'est une espè ce de mirage2...
Oui, du mirage!.. Et pour bien me comprendre, allez-vous-en dans le Midi, et vous verrez. Vous verrez tout plus grand que nature. Vous verrez ces petites collines de Provence pas plus hautes que la butte Montmartre et
qui vous paraî tront gigantesques, vous verrez la Maison Carré e3 de Nî mes— un petit bijou d'é tagè re —, qui vous semblera aussi grande que Notre-Dame. Vous verrez... Ah! le seul menteur du Midi, s'il y en a un, c'est le soleil... Tout ce qu'il touche, il l'exagè re!.. Qu'est-ce que c'é tait que Sparte au temps de sa splendeur? Une bourgade... Qu'Athè nes? Tout au plus une sous-pré fecture... et pourtant elles nous apparaissent comme des villes é normes. Voilà ce que le soleil en a fait...
Vous é tonnerez-vous aprè s cela que le mê me soleil, tombant sur Tarascon, ait pu faire d'un ancien capitaine d'habillement comme Bravida, le brave Bravida, d'un navet un baobab4, et d'un homme qui avait failli aller à Shanghaï un homme qui y é tait allé *?
ALPHONSE DAUDET. Tartarin de Tarascon (1872). Примечания:
1. Небольшой городок на левом берегу Роны недалеко от Авиньона. 2. Мираж 3. Знаменитый античный храм в Ниме, построенный в римскую эпоху. Его размеры около 25 м в длину и 12 — в ширину. 4. Баобаб — африканское дерево, имеющее очень толстый ствол.
Вопросы:
* Cherchez, dans l'œ uvre d'A. Daudet (et plus spé cialement dans Tartarin de Tarascon). d'autres passages où l'é crivain exploite comiquement ce goû t de l'exagé ration propre, dit-il, aux gens de Provence.
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