Jean de la Fontaine 5 страница
Lé vesque, ayant pris une chaise, lui demanda:
«Alors vous v'nez de loin?
— J'viens d'Cette15.
— A pied, comme ç a?..
— Oui, à pied. Quand on n'a pas les moyens, faut ben.
— Ousque16 vous allez donc?
— J'allais t'ici17.
— Vous y connaissez qué qu'un?
— Ç a se peut ben.»
Ils se turent. Il mangeait lentement, bien qu'il fû t affamé, et il buvait une gorgé e de cidre aprè s chaque bouché e de pain. 11 avait un visage usé, ridé, creux partout, et semblait avoir beaucoup souffert.
Lé vesque lui demanda brusquement:
«Comment que vous vous nommez?»
Il ré pondit sans lever le nez:
«Je me nomme Martin.»
Un é trange frisson secoua la mè re. Elle fit un pas, comme pour voir de plus prè s le vagabond, et demeura en face de lui, les bras pendants, la bouche ouverte. Personne ne disait plus rien. Lé vesque enfin reprit:
«Etes-vous d'ici?»
Il ré pondit:
«J'suis d'ici.»
Et comme il levait enfin la tê te, les yeux de la femme et les siens se rencontrè rent et demeurè rent fixes, mê lé s, comme si les regards se fussent accroché s.
Et elle prononç a tout à coup, d'une voix changé e, basse, tremblante:
«C'est-y té '8, mon homme?»
Il articula lentement:
«Oui, c'est me19.»
II ne remua pas, continuant à mâ cher son pain.
Lé vesque, plus surpris qu'é mu, balbutia:
«C'est té, Martin?»
L'autre dit simplement:
«Oui, c'est me.»
Et le second mari demanda:
«D'où que tu d'viens donc?»
Le premier raconta:
«D'ia cô te d'Afrique. J'ons sombré sur un banc. J'nous sommes ensauvé s à trois. Picard, Vatinel et me. Et pi j'avons é té pris20 par des sauvages qui nous ont tenus douze ans. Picard et Vatinel sont morts. C'est un voyageui anglais qui m'a pris-t-en passant21 et qui m'a reconduit à Cette. Et me v'ià»
La Martin s'é tait mise à pleurer, la figure dans son tablier.
Lé vesque prononç a:
«Que que j'allons fé, à c't'heure22?»
Martin demanda:
«C'est té qu'es s'n'homme?»
Lé vesque ré pondit:
«Oui, c'est me!»
Ils se regardè rent et se turent.
Alors, Martin, considé rant les enfants en cercle autour de lui, dé signa d'un coup de tê te les deux fillettes.
«C'est-i1 les miennes?»
Lé vesque dit:
«C'est les tiennes.»
Une se leva point; il ne les embrassa point; il constata seulement:
«Bon Dieu, qu'a sont grandes23!»
Lé vesque ré pé ta:
«Que que j'allons fé?»
Martin, perplexe, ne savait guè re plus. Enfin il se dé cida
«Moi, j'frai à ton dé sir. Je n'veux pas t'faire tort. C'est contrariant tout de mê me, vu la maison. J'ai deux é tants, tu n'as trois24, chacun les siens. La mè re, c'est-ti à té, c'est-ti à me? J'suis consentant à ce qui te plaira; mais la maison, c'est à me, vu qu'mon pè re me l'a laissé e, que j'y suis né, et qu'elle a des papiers chez le notaire.»
La Martin pleurait toujours, par petits sanglots caché s dans la toile bleue du tablier. Les deux grandes fillettes s'é taient rapproché es et regardaient leur pè re avec inquié tude.
Il avait fini de manger. Il dit à son tour:
«Que que j'allons fé?»
Lé vesque eut une idé e:
«Faut aller chez l'curé, i' dé cidera.»
Martin se leva, et, comme il s'avanç ait vers sa femme, elle se jeta sur sa poitrine en sanglotant:
«Mon homme! te v'ià! Martin, mon pauvre Martin, te v'ià!»
Et elle le tenait à pleins bras, traversé e brusquement par un souffle d'autrefois, par une grande secousse de souvenirs qui lui rappelaient ses vingt ans et ses premiè res é treintes.
Martin, é mu lui-mê me, l'embrassait sur son bonnet. Les deux enfants, dans la cheminé e, se mirent à hurler ensemble en entendant pleurer leur mè re, et le dernier-né, dans les bras de la seconde des Martin, clama d'une voix aiguë comme un û fre faux.
Lé vesque, debout, attendait:
«Allons, dit-il, faut se mettre en rè gle.»
Martin lâ cha sa femme, et, comme il regardait ses deux filles, la mè re leur dit:
«Baisez vot'pé 25, au moins.»
Elles s'approchè rent en mê me temps, l'œ il sec, é tonné es, un peu craintives. Et il les embrassa l'une aprè s l'autre, sur les deux joues, d'un gros bé cot26 paysan. En voyant approcher cet inconnu, le petit enfant poussa des cris si perç ants, qu'il faillit ê tre pris de convulsions.
Puis les deux hommes sortirent ensemble.
Comme ils passaient devant le café du Commerce, Lé vesque demanda:
«Si nous prenions toujours27 une goutte28?
— Moi j'veux ben», dé clara Martin.
Ils entrè rent, s'assirent dans la piè ce encore vide.
«Eh! Chicot, deux fil-en-six29, de la bonne, c'est Martin qu'est r'venu. Martin, celui à ma femme, tu sais ben, Martin des Deux-Sœ urs, qu'é tait perdu».
Et le cabaretier, trois verres d'une main, un carafon de l'autre, s'approcha, ventru, sanguin, bouffi de graisse, et demanda d'un air tranquille:
«Tiens! te v'ià donc, Martin?»
Martin ré pondit:
«Me v'là *!...»
GUY DE MAUPASSANT. Contes.
Примечания:
1. См. наш Том П. 2. Находился (глагол подразумевает, что огородик был квадрат- ной формы). 3. Малышей (разг.). 4. Normalement, on attendrait sur lesquelles. Sur qui ne s'emploie plus guè re aujourd'hui que pour les personnes. 5. Parler campagnard.: Maman! - Qu'est-ce que lu as? —Le revoilà: le voilà encore (familier). 6. Морской термин, озна- чающий, что погибло все— экипаж, груз и судно. 7. Qu'il nous connaî t. — Peut-ê tre bien. — Quelque pauvre. 8. Prendre la fraî che, дышу свежим воздухом. — Est-ce que /с vous fais ton? 9. Pourquoi ê tes-vous comme en espionnage... 10. C'est-// point, n'est-ce point?.. 11. Какой-нибудь любопытный или злоумышленник. 12. Странные 13. Va lui parler. — Ç a me tourne les sangs: меня это тревожит, пугает. 14. Donne-lui un petit peu de pain. — II n'a rien mâ ché, mangé... 15. Сет, порт на Средиземном море 16. Où est-ce que... 17. J'allais ici (liaison fautive et populaire). 18. Toi. — 19. Moi. 20. Мы (судно) разбились и потонули на рифе. Nous nous sommes sauvé s. — Nous тот, é té pris. 21. M'a pris en passant, (liaison fautive.) 22. Qu'allons-nous faire à cette heure, maintenant? 23. Qu'elles sont grandes! 24. J'ai deux enfants, tu en as trois. 25. Votre pè ie 26. Поцелуй в щеку (разг.). 27. Все-таки, по крайней мере. 28. По стаканчик) 29. Крепкая нормандская водка.
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Вопросы:
* Pouvez-vous dire ce qu'il y a de typiquement normand dans ce ré cit? — Montrai: la parfait accord entre le langage et la psychologie des personnages.
MARCEL PROUST (1871-1922)
Contrairement à ce qu'on pourrait imaginer, le style de PROUST n'a rien d'affecté. S'il est contourné, sinueux, chargé d'indications minutieuses et d'images patiemment dé veloppé es, c'est qu'il s'applique à dé crire des é tats de conscience eux-mê mes fort embrouillé s et à restituer les efforts d'une mé moire jamais lasse de scruter le passé. Ainsi, comme l'é crivain l'a spé cifié lui-mê me, l'espè ce d'embarras, voire de confusion qu'il met à s'exprimer, n'a d'autre cause que son souci de «respecter la marche naturelle» de sa pensé e... En fait, on se trouve là en pré sence d'un art nouveau, d'une sorte de style de dé chiffrage, comme diraient les musiciens, s'enfonç ant jusqu'aux racines de l'ê tre et associant é troitement le lecteur aux investigations douloureuses de l'auteur...
LA MADELEINE
Il y avait dé jà bien des anné es que, de Combray1 tout ce qui n'é tait pas le thé â tre et le drame de mon coucher, n'existait plus pour moi, quand un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mè re, voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d'abord, et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâ teaux courts et dodus appelé s petites madeleines qui semblent avoir é té moulé s dans la valve rainuré e2 d'une coquille de Saint-Jacques. Et bientô t, machinalement, accablé par la morne journé e et la perspective d'un triste lendemain, je portai a mes lè vres une cuilleré e du thé ou j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant mê me où la gorgé e mê lé e des miettes du gâ teau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir dé licieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause3. Il m'avait aussitô t rendu les vicissitudes de la vie indiffé rentes, ses dé sastres inoffensifs, sa briè veté illusoire, de la mê me faç on qu'opé ré l'amour, en me remplissant d'une essence pré cieuse: ou plutô t cette essence n'é tait pas en moi, elle é tait moi. J'avais cessé de me sentir mé diocre, contingent4 mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais qu'elle é tait lié e au goû t du thé et du gâ teau, mais qu'elle le dé passait infiniment, ne devait pas ê tre de mê me nature. D'où venait-elle?
Que signifiait-elle? Où l'appré hender? Je bois une seconde gorgé e où je ne trouve rien de plus que dans la premiè re, une troisiè me qui m'apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m'arrê te, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vé rité que je cherche n'est pas en lui. mais en moi. Il l'y a é veillé e, mais ne la connaî t pas et ne peut que ré pé ter indé finiment, avec de moins en moins de force, ce mê me té moignage que je ne sais pas interpré ter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l'heure pour un é claircissement dé cisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C'est à lui de Irouver la vé rité. Mais comment? Grave incertitude, toutes les fois que l'esprit st sent dé passé par lui-mê me; quand lui, le chercheur, est tout ensemble5 le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien Chercher? pas seulement: cré er. Il est en face de quelque chose qui n'est pas encore et que seul il peut ré aliser, puis faire entrer dans sa lumiè re (...). Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goû t, c'é tait celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Lé onie m'offrait aprè s l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goû té; peut-ê tre parce que, en ayant souvent aperç u depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâ tissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus ré cents; peut-ê tre parce que, de ces souvenirs abandonné s si longtemps hors de la mé moire, rien ne survivait, tout s'é tait dé sagré gé; les formes — et celle aussi du petit coquillage de pâ tisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sé vè re et dé vot — s'é taient abolies ou ensommeillé es, avaient perdu la force d'expansion qui leur eû t permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, aprè s la mort des ê tres, aprè s la destraction des choses, seules, plus frê les, mais plus vivaces, plus immaté rielles, plus persistantes, plus fidè les, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des â mes, à se rappeler, à attendre, à espé rer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans flé chir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'é difice immense du souvenir*.
Du coté de chez Swann, I (1913). Примечания:
I. Юный Пруст проводил каникулы у двоюродной бабушки в Ильере неподалек) от Шартра. Здесь Ильер именуется Комбре. 2. Зубчатой. 3. Sans que j'eusse conscience de sa cause. 4. Отданным на волю случая. 5. Одновременно.
Вопросы:
* Comment cette, page justifie-t-elle le titre gé né ral de t'œ uvre de Proust: «A la recherche du temps perdu»? — (Perdu = oublié.)
FRANÇ OIS MAURIAC (né en 1885)
C'n. Y a en Mauriac un sensuel hanté par les problè mes du pé ché et de la grâ ce, si sa -prose a parfois le sombre é clat où se reflè tent les angoisses du chré tien, elle peut aussi exprimer le diame humain avec une netteté, une simplicité qui sont d'un grand artiste. A cet é crivain gé né reux le prix Nobel de litté rature, en 7952, est venu apporter une consé cration universelle.
RUPTURE
Robert Costadot é tait presque fiancé à Rosé Ré volou. Mais, depuis que la famille de ~ celle-ci est ruiné e, la mè re de Robert fait tous ses efforts pour rompre les fianç ailles. Fina- lement, le jeune homme cè de à l'influence maternelle et dé cide de reprendre sa liberté.
Comme l'orage grondait sur Bordeaux depuis deux jours, elle lui avait
dit:
«S'il pleut, attendez-moi chez le pâ tissier, en face du jardin: oui. chez
Jaeger; à six heures il n'y a personne.»
Le quart de six heures avait sonné. Robert avait dé jà mangé trois gâ teaux, et, maintenant, il é tait é cœ uré. L'eau ruisselait contre la boutique. «Si dans cinq minutes elle n'est pas là, je partirai...», songeait-il. Il avait ses nerfs des jouis d'orage, il en avait conscience: il connaissait et redoutait cette irritabilité presque folle. Comme dans son enfance, le front collé à la vitre, il observa le jet illinuscule de chaque goutte sur le trottoir.
Il se disait bien que Rosé avait dû ê tre retardé e pai la pluie: elle ne pensait à rien, elle ne devait pas avoir de parapluie; elle arriverait dans un joli é tat.. Il tourna les yeux vers les deux jeunes filles qui l'avaient servi tout à l'heure et qui chuchotaient derriè re le comptoir. Il essaya d'imaginer l'impression que leur ferait Rosé, et eut honte de sa honte. Il se leva, mit une piè ce de monnaie sur la table... Alors, il vit Rosé qui s'arrê tait devant la porte, fermait avec peine un ridicule parapluie d'homme qu'avait dû lui prê ter Chardon. Le vent collait contre ses cuisses une jupe mouillé e. Elle entra, ne sut où poser son parapluie ruisselant qu'une des demoiselles lui prit des mains, et alla s'asseoir prè s de Robert.
«J'ai couru», dit-elle.
Il lui jeta un regard à la dé robé e:
«En quel é tat tu es! tu vas attraper mal...
— Oh! je suis ré sistante! Ma jupe est lourde de pluie, j'ai les pieds trempé s, et je ne me changerai que dans deux heures! Mais ç a ne fait rien, tu es là.
— Tu te né gliges trop. Rosé. Tu mé prises trop...» Elle l'interrompit, croyant que c'é tait une louange:
«Non, non... je ne suis pas plus courageuse qu'une autre, je n'ai aucun mé rite à ne pas penser à certaines choses: rien n'a d'importance que nous deux», dit-elle à voix basse.
Elle approcha de ses lè vres le verre de malaga1 qu'on lui avait apporté.
«Il faudrait aussi penser à moi, dit-il, penser à la petite Rosé que j'ai aimé e...»
Elle le regarda avec é tonnement. Il insista:
«Elle n'avait pas une jupe trempé e de pluie, cette petite Rosé, ni des souliers pleins d'eau, ni des mè ches sous son vieux chapeau"... Ce n'est pas un reproche, reprit-il vivement. Mais quelquefois, il faut me pardonner si je dois faire un effort...»
Elle ne le quittait pas des yeux. Il perdait pied:
«Je voudrais que tu aies pitié de toi-mê me... je veux dire: de ton visage, de tes mains, de tout ton corps..»
Elle cacha vivement ses mains sous la table. Elle é tait devenue pâ le:
«Je ne te plais plus?
— Ce n'est pas la question. Rosé... Je te demande d'avoir pitié de toi- mê me. Tu es la seule femme que je n'aie jamais vue se regarder dans une glace. Il te suffirait d'un regard pour comprendre ce que je veux dire.»
Le magasin é tait assombri par la pluie é paisse et par les ormeaux du cours de Gourgue. Elle avait baissé la tê te sur le babaA qu'elle mangeait. Il comprit qu'elle pleurait et n'en fut pas attendri. Ce qu'il é prouvait, c'é tait cet agacement, cette crispation qui se traduisit par ces mots à peine murmuré s: «Allons, bon! des larmes maintenant...» Elle dit, sans lever la tê te:
«Je mé rite tes reproches, ché ri, mais si! Je vais t'expliquer: j'ai é té habitué e à ê tre servie, depuis mon enfance. On faisait tout pour moi; on pré parait mon bain, on faisait chauffer mon peignoir, la femme de chambre me frictionnait, me coiffait. Crois-tu que jusqu'à ces derniers temps, je n'avais jamais boutonné mes bottines moi-mê me? Maintenant je rentre tard, je me lè ve à l'aube... Alors, je simplifie. Je me rends compte que je ne fais pas le né cessaire... Je croyais que nous nous aimions au-delà de toutes ces choses... Je croyais que notre amour...»
Elle ne put continuer. Un sanglot l'é touffait. Il ne l'aidait d'aucune parole. Il attendait, avec le sentiment obscur qu'ils suivaient tous deux une route inconnue qui pouvait le mener bien plus loin qu'il n'eû t osé le rê ver. Tout à coup, elle lui prit la main, il vit de tout prè s sa petite figure jaune et
mouillé e. Il sentit son baleine amè re:
«Pourtant, samedi soir, dans le rond de tilleuls, je te plaisais?»
Il ré pondit d'un ton excé dé: «Mais oui; mais oui!» Elle l'appela: «Robert!» Elle eut le sentiment qu'il s'é loignait, qu'il é tait dé jà trop loin pour que sa voix portâ t jusqu'à lui. Mais non, ce n'é tait pas vrai, elle le voyait assis là, une table les sé parait. C'é tait son fiancé, et elle serait sa femme en octobre. Et lui, il é prouvait en mê me temps qu'elle son angoisse et retenait ses coups.
«Tu vas prendre mal, dit-il. Viens à la maison, j'allumerai un grand feu.»
Elle le remercia humblement. Ils s'enfoncè rent sous la pluie et, jusqu'à la maison Costadot, n'é changè rent plus une parole. Robert savait que, ce jour-là, sa mè re rentrait tard de la ré union des dames de charité. Il introduisit Rosé, non dans sa chambre, mais au petit salon, et fit porter de la cuisine des fagots de sarments4. Il lui dit d'enlever ses souliers. Elle rougit:
«Pardonne-moi, je crois que j'ai un bas troué...»
II dé tourna un peu la tê te. Ses vê tements fumaient autour d'elle. Dans la glace de la cheminé e, elle se vit tout à coup telle qu'elle apparaissait à Robert. Elle enleva son chapeau et essaya de rattraper ses mè ches. Il avait pris les bottines, il en toucha les semelles et les rapprocha du feu. Rosé, qui é tait debout, se pencha vers lui assis un peu en retrait et, pour l'obliger à la regarder, lui prit la tê te à deux mains:
«Tu es bon», dit-elle avec é lan.
Il protesta violemment:
«Non, ne le crois pas. Rosé. Non, je ne suis pas bon.»
Et tout à coup, ces mots qu'il n'avait pas pré paré s, cette petite phrase qui s'é tait formé e en lui à son insu s'é chappa, sortit de lui comme un jet de salive, de sè ve ou de sang:
«Pardonne-moi, je ne t'aime plus*.»
Les Chemins de la Mer (1939).
Примечания:
1. Сладкое, ароматное испанское вино либо вино из винограда сорта малага. Во Франции его иногда пьют горячим. 2. Роза, после того как ее семья разорилась, по- ступила на службу в магазин продавщицей. 3. Ромовая баба. 4. Обрезанные побеги виноградной лозы. На юге Франции их используют как дрова.
Вопросы:
* Montrez ce que la scè ne a de dramatique, au double sens du terme. — Quel est le caractè re du jeune homme, tel qu'on peut le supposer d'aprè s ce passage?
JEAN COCTEAU (1892-1963)
jean COCTEAU est l'acrobate, le prestidigitateur deslettres franç aises. Dans tous les genres où il s'est essayé (et l'on sait qu'il ne se contente pas d'é crire, mais qu'il dessine aussi et tourne des films), il a apporté une optique originale, une maniè re de saisir et de pré senter les choses qui n'est qu'à lui. Cependant, c'est sans doute lorsqu'il a parlé de l'enfance que cet enfant terrible de la litté rature a le mieux laissé paraî tre son goû t pour les ê tres é tranges et les destins hors sé rie.
LES ENFANTS TERRIBLES
La scè ne (une bataille entre é coliers à coups de boules de neige) se passe à Paris, entre la rue d'Amsterdam et la rue de Clichy, non loin du petit lycé e Condorcet.
Ce soir-là, c'é tait la neige. Elle tombait depuis la veille et naturellement plantait un autre dé cor. La cité reculait dans les â ges; il semblait que la neige, disparue de la terre confortable, ne descendait plus nulle part ailleurs et ne s'amoncelait que là.
Les é lè ves qui se rendaient en classe avaient dé jà gâ ché, mâ ché, tassé, arraché de glissades le sol dur et boueux. La neige sale formait une orniè re le long du ruisseau. Enfin cette neige devenait la neige sur les marches, les marquises et les faç ades des petits hô tels. Bourrelets, corniches, paquets lourds de choses lé gè res, au lieu d'é paissir les lignes, faisaient flotter autour une sorte d'é motion, de pressentiment, et grâ ce à cette neige qui luisait d'elle-mê me avec la douceur des montres au radium, l'â me du luxe traversait les pierres, se faisait visible, devenait ce velours qui rapetissait la cité, la meublait, l'enchantait, la transformait en salon fantô me.
En bas, le spectacle é tait moins doux. Les becs de gaz é clairaient mal une sorte de champ de bataille vide. Le sol é corché vif montrait des pavé s iné gaux sous les dé chirures du verglas; devant les bouches d'é gout, des talus de neige sale favorisaient l'embuscade, une bise scé lé rate baissait le gaz par intervalles et les coins d'ombre soignaient dé jà leurs morts.
De ce point de vue l'optique changeait. Les hô tels cessaient d'ê tre les loges d'un thé â tre é trange et devenaient bel et bien des demeures é teintes exprè s, barricadé es sur le passage de l'ennemi. Car la neige enlevait à la cité son allure de place libre ouverte aux jongleurs, bateleurs1, bourreaux et marchands. Elle lui assignait un sens spé cial, un emploi dé fini de champ de bataille.
Dè s quatre heures dix, l'affaire é tait engagé e de telle sorte qu'il devenait 332
hasardeux de dé passer le porche. Sous ce porche se massaient les ré serves2 giossies de nouveaux combattants qui arrivaient seuls ou deux par deux*.
«As-tu vu Dargelos? — Oui... non, je ne sais pas.»
La ré ponse é tait faite par un é lè ve qui, aidé d'un autre, soutenait un des premiers blessé s et le ramenait de la cité sous le porche. Le blessé, un mouchoir autour du genou, sautait à cloche-pied en s'accrochant aux é paules.
Le questionneur avait une figure pâ le, des yeux tristes. Ce devait ê tre des yeux d'infirme; il claudiquait et la pè lerine qui lui tombait à mi-jambes paraissait cacher une bosse, une protubé rance4, quelque extraordinaire dé formation. Soudain, il rejeta en arriè re les pans de sa pè lerine, s'approcha d'un angle où s'entassaient les sacs des é lè ves, et l'on vit que sa dé marche, cette hanche malade é taient simulé es par une faç on de porter sa lourde serviette de cuir. Il abandonna la serviette et cessa d'ê tre infirme, mais ses yeux restè rent pareils.
Il se dirigea vers la bataille.
A droite, sur le trottoir qui touchait la voû te, on interrogeait un prisonnier. Le bec de gaz é clairait la scè ne par saccades. Le prisonnier (un petit) é tait maintenu par quatre é lè ves, son buste appuyé contre le mur. Un grand, accroupi entre ses jambes, lui tirait les oreilles et l'obligeait à regarder d'atroces images. Le silence de ce visage monstrueux qui changeait de forme terrifiait la victime. Elle pleurait et cherchait à fermer les yeux, à baisser la tê te. A chaque tentative, le faiseur de grimaces empoignait de la neige grise et lui frictionnait les oreilles**.
L'é lè ve pâ le contourna le groupe et se fraya une route à travers les projectiles.
Il cherchait Dargelos. Il l'aimait (...).
Dargelos é tait le coq6 du collè ge. Il goû tait ceux qui le bravaient ou le secondaient. Or, chaque fois que l'é lè ve pâ le se trouvait en face des cheveux tordus7 des genoux blessé s, de la veste aux poches intrigantes, il perdait la tê te.
La bataille lui donnait du courage. Il courrait, il rejoindrait Dargelos, il se battrait, le dé fendrait, lui prouverait de quoi il é tait capable.
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